Texte 3 Il y a trois sortes de tyrans
LECTURES ANALYTIQUES Discours de la Servitude Volontaire, LA BOETIE
TEXTE 3
Rappel: Introduire l’auteur et l’oeuvre…
Situation du passage et problématique:
Après s’être étonné qu’un seul homme puisse diriger voire tyranniser des millions d’hommes, après avoir dénoncé le paradoxe d’une servitude acceptée, désirée presque, malgré les souffrances infligées par le tyran, La Boétie cherche à comprendre « comment s’est enracinée si profondément cette volonté de servir » (p.17)
Dans le passage que nous étudions, le jeune penseur définit trois sortes de tyrans. On se demandera comment La Boétie disqualifie dans cette analyse non seulement la tyrannie mais l’exercice même du pouvoir.
On observera d’abord, l’organisation de la démonstration puis l’on verra que La Boétie développe un réquisitoire qui condamne le pouvoir, toujours abusif.
1 . Une analyse organisée en trois temps et trois définitions.
a) Un volume inégal. L’extrait que nous étudions est fortement structuré avec une introduction = 1er §, la définition de chaque tyran est donnée dans cette introduction. Puis les 3 § suivants définissent chacun un type de tyran. Enfin le dernier § constitue une conclusion. On remarque dans le volume des paragraphes qu’une sorte de tyran « celui à qui le peuple a donné l’Etat » (l.3) est plus particulièrement défini. Et l’on peut constater aussi que la conclusion qui fait appel à la raison, « de raisons de choisir l’un ou l’autre » (l.28) est l’un des plus longs paragraphes. La Boétie ne leur accorde en effet pas la même attention et cela se voit dans le volume inégal des lignes consacrées à chaque tyran.
b) Un ordre modifié qui met en valeur un tyran. Après une définition sommaire (3 lignes) de l’origine du pouvoir de chaque « tyran » (l.1) : « les uns… par, […] les autres … par… », La Boétie reprend et complète sa définition en consacrant un paragraphe à chaque type de tyran. Il compare leur comportement (l. 5/ 7-8/14-15) et explique leur attitude mais il modifie l’ordre de présentation des tyrans: 2/3/1, afin de consacrer l’essentiel de sa réflexion au dernier tyran, celui qui est élu par le peuple! Chaque paragraphe s’étend en doublant de longueur: 3 lignes puis 7 lignes puis 13. Le dernier tyran est bien celui auquel il faut s’intéresser.
c) Mais une même organisation. Cependant, pour comparer les trois tyrans, la structure des trois paragraphes est identique: La Boétie désigne d’abord le tyran par une périphrase: l. 4, 7 et 14 puis évalue leur comportement. Le premier « par le droit de la guerre » est disqualifié d’emblée par l’opinion commune, cf « on » l.5 et 6. C’est un conquérant, donc la force brutale est son lot, cf « terre de conquête », nous dirions aujourd’hui « en terrain conquis ». Le second est caractérisé à l’aide d’une métaphore filée « nourris dans le sein de la tyrannie » (l.8), « tirent avec le lait la nature du tyran » et celle-ci suffit à dénier aux chefs héréditaires toute possibilité de se comporter justement. Enfin, le troisième « celui à qui le peuple a donné l’état » requiert toute l’attention et la force argumentative du penseur. La Boétie commence par une concession avec deux verbes au conditionnel « devrait être » (l. 14), « le serait » (l.15) et deux modalisateurs « ce me semble » , « je crois » (l.15) pour détruire aussitôt l’illusion d’un pouvoir juste: « si ce n’est que dès lors que » (l.16) « et dès lors que » (l.20). En trois paragraphes et trois phrases (chq § = 1 phrase), La Boétie identifie l’origine du pouvoir et disqualifie chaque mode de gouvernance.
En effet, la réflexion que partage La Boétie aboutit à la condamnation systématique d’un pouvoir toujours abusif.
2 . Un réquisitoire contre l’abus du pouvoir, contre la tyrannie.
a) Un lexique polémique, dépréciatif et critique.
Le champ sémantique des mots « tyrans » et « tyrannie » largement employé dans ce passage ( l. 1, 8, 9, 22, 23,) comporte, en effet, en soi, l’abus du pouvoir. La Boétie aurait pu employer un terme plus neutre comme « chef politique ». Or, c’est le mot « tyran » connoté négativement qu’il choisit. De plus, en les comparant, il juge le second tyran « guère meilleur » (l.8) et considère que le troisième aurait dû être « plus supportable » (l.15). Cette litote condamne davantage encore le dernier tyran. En outre, les tyrans sont qualifiés négativement par leur défauts: «avares ou prodigues» (l.12), « flatté » (l.16) « vices » et « cruauté » (l.21, 22). Par ailleurs, la répétition de la locution temporelle « dès lors que » (l. 16 et 20), insiste sur un processus quasi inéluctable de transformation en tyran. Enfin, le vocabulaire choisi pour désigner les sujets dans les dernières lignes de notre extrait révèle toute la brutalité des tyrans à leur égard: « taureaux à dompter », « une proie », « esclaves naturels » (l.32-34). C’est donc un réquisitoire sans appel que développe ici La Boétie, en gardant toutefois une énonciation prudente.
b) L’implication du locuteur dans son discours
Les deux premiers tyrans sont définis en recourant au pronom indéfini « on » (l.5 et 6) ou sans énonciateur. En revanche, pour le dernier tyran, l’énonciateur s’implique manifestement dans son discours « ce me semble » , « je crois » (l.15), « je ne sais quoi » (l.17) afin d’exprimer son opinion avec, toutefois, quelques précautions, comme en témoignent les modalisateurs d’incertitude. Le recours aux conditionnels « devrait » (l.14), « serait » (l.15) et l’ironie de la formule « je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur » suggèrent alors que le tyran élu par le peuple s’altère toujours, se corrompt et trahi la confiance de ceux qui l’ont élu. En effet, le rappel du paradoxe « c’est chose étrange de voir » (l.20), à travers l’étonnement feint de l’auteur, souligne, grâce une comparaison hyperbolique, « combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et particulièrement en cruauté les autres tyrans » (l. 21-22). Les adverbes d’intensité comme « si fort » et « tant » (l. 24) accentuent encore la volonté du tyran de priver ses sujets de la « liberté » (l.25), seule occurence du mot dans ce passage.
C’est pourquoi, La Boétie achève son analyse des trois tyrans en s’impliquant fortement avec un modalisateur de certitude « pour dire la vérité » et la première personne « je vois bien que » (l. 27), « je n’en vois point » (l.29). Sa conclusion se révèle une condamnation générale de l’exercice du pouvoir. C’est un véritable dilemme politique qu’il énonce puisqu’aucun tyran n’est souhaitable. Que choisir?
Pour conclure, nous pouvons affirmer que La Boétie condamne sans appel les trois formes de légitimité du pouvoir. Grâce à une démonstration très structurée et convaincante, le jeune penseur politique de la Renaissance disqualifie, dans son analyse, non seulement la tyrannie mais l’exercice même du pouvoir.
C’est une mise en garde lucide qui s’adresse peut-être surtout aux démocraties menacées par le totalitarisme et c’est donc une réflexion particulièrement actuelle.
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