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Texte 2: Un appel à la liberté

LECTURES ANALYTIQUES                       Discours de la Servitude Volontaire,  LA BOETIE

 

 

TEXTE 2

 

Né à Sarlat l’année de la création du Collège de France et du couronnement impérial de Charles Quint (1530), La Boétie fait ses études au collège de Guyenne, celui-là même que fréquentera plus tard Montaigne, qui deviendra également son meilleur ami et son légataire testamentaire. C’est que la vie de cet humaniste brillant aura été malheureusement écourtée par une maladie qui l’emporte en quelques jours. Il nous reste de lui quelques vers et surtout ce célèbre Discours de la Servitude volontaire qui donna envie à Montaigne de rencontrer son auteur. La Boétie analyse dans ce discours les mécanismes du pouvoir et démontre le paradoxe d’une servitude volontaire et parfaitement acceptée.

 

Situation du passage et problématique:

 

Dans ce passage, La Boétie s’indigne de ce que les hommes ne désirent pas davantage la liberté et qu’ils « se laissent ou plutôt se font maltraiter, puisqu’en cessant de servir, ils en seraient quittes » (p.13). Alors que, dès le début du discours, il nous a démontré qu’un tyran seul n’a de puissance que celle que ses sujets veulent bien lui donner, La Boétie s’adresse maintenant directement aux peules tyrannisés. Notre passage se distingue effectivement par le changement énonciatif opéré et par un nouveau ton plus offensif du penseur.

C’est pourquoi, nous nous demanderons ce que signifie cette rupture énonciative et ce passage à la deuxième personne. Pourquoi La Boétie s’adresse-t-il directement aux peuples tyrannisés?

 

Nous montrerons tout d’abord que la structure du texte progresse vers un appel à la liberté puis que le discours recourt à la fois au registre polémique et pathétique pour tenter de persuader ses lecteurs de désirer la liberté.

 

 

1. Une structure qui progresse vers un appel à la liberté.

 

                 Ce passage est construit sur l’opposition réitérée de deux pronoms et des déterminants possessifs liés: « vous » (l.2) opposé à « il », « lui » (l.19-20). La deuxième personne « vous », « vos », désigne les « peuples insensés » (l.1) apostrophés dès le début de cet extrait; ce sont les gouvernés, les sujets, esclaves d’un maître. « Celui », « lui », « il », c’est le maître, le souverain auquel les premiers obéïssent aveuglément. Le pluriel « vous » s’oppose au singulier « il », parce que La Boétie insiste sur la puissance supposée du nombre et la faiblesse du singulier. Or, le paradoxe c’est qu’un seul puisse dominer une multitude. Ce que souligne la correction « non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi » (l.11)

             On constate que dans les premières lignes (l. 1 à 11), le pronom  « vous » domine largement et se trouve en position grammaticale de sujet mais à partir de la désignation de « l’ennemi » (l.11), c’est la troisième personne « il » introduite d’abord par des périphrases qui le définissent « celui que vous avez fait … » (l.11), « celui qui vous maîtrise tant … » (l.14), c’est cette troisième personne qui se retrouve en position de sujet grammatical. La deuxième personne « vous » devient objet, c’est-à-dire le COD du verbe. Le peuple est l’objet sur lequel s’exerce l’action du maître qui les tyrannise. Mais pis encore, « vous » est le propre agent de son asservissement: « l’avantage que vous lui faites pour vous détruire » (l.18) , « vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort » (l.36). En effet, dès la ligne 27, « vous » redevient sujet mais de verbes d’actions réalisées pour le maître. Une répétition syntaxique composée d’une proposition principale (l’action du peuple) et d’une proposition subordonnée de but (le profit du maître) est reprise six fois: « Vous semez vos fruits afin qu’il les gâte… »; de la ligne 27 à 37. Cette répétition met en relief non seulement le conflit d’intérêt entre le peuple et celui qui le gouverne en abusant de lui mais aussi l’incohérence de celui qui contribue à son propre malheur.

         Enfin, le mouvement du passage révèle aussi cette progression du discours vers une exhortation à se libérer du joug des tyrans. On distingue un premier mouvement introduit par une apostrophe « Pauvres et misérables peuples insensés » (l.1) et une phrase nominale et exclamative, suivie de reproches violents destinés à susciter un sursaut d’orgueil des opprimés, de la ligne 1 à 9. Puis (2è mvt) La Boétie explore les causes de cette infortune: le peuple s’est volontairement donné un maître. Mais il insiste sur les limites physiques du maître: il « n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps » (l.15-16). Les négations restrictives répétées rappellent que le maître n’est qu’un homme seul. Puis un troisième mouvement composé de questions oratoires (6 au total) prend à parti le peuple en exposant les causes de son asservissement, c’est-à-dire sa complicité active avec le tyran. Un quatrième mouvement de la ligne 27 à 41 énumère les aspects concrets de cette complicité qui conduit le peuple à se dépouiller volontairement de ses biens au profit de son maître. (unité de ce mvmt: parallélisme syntaxique + struct. énumérative + structure antithétique). Enfin, le dernier mouvement se signale par l’emploi du mode impératif « Soyez… ne le soutenez plus » et l’apparition de l’orateur « Je ne veux pas que… » afin d’exhorter le peuple à désirer la liberté: « Soyez décidés à ne plus servir, et vous voilà libres » (l.41). Le futur de l’indicatif du verbe « verrez » (l.43), mode de la certitude, esquisse alors une issue possible et même certaine à des années de servitude.

 

2. En effet, ce passage a pour visée de persuader le lecteur qu’il doit désirer la liberté pour devenir libre.

 

          Pour cela, La Boétie recourt tout d’abord au registre polémique. Le vocabulaire évaluatif montre une condamnation sans appel non seulement du maître mais aussi du peuple. Ce lexique est dépréciatif: insensés 1, aveugles 2, piller 4, dépouiller 5, complices 26, traîtres 27, pour les opprimés qui ne sont pas des victimes innocentes mais bien des victimes consentantes, ce qui est surprenant mais ce qui scandalise le jeune penseur. Puis le réquisitoire contre les tyrans se fait plus véhément et La Boétie éclate en reproches indignés. Le tyran est désigné par les termes : ennemi 11, brigand 26, meurtrier 27, sa luxure 30, ses convoitises 33, ses vengeances 33, ses délices 35, sales et vilains plaisirs 35… Les termes sont durs, violents. Ils discréditent moralement un tyran qui ne mérite pas le moindre soutien. Les antithèses nombreuses soulignent les divergences d’intérêt entre les gouvernés et leur maître ( l.27 à 41). Les hyperboles et les questions oratoires contribuent à rendre le principal paradoxe incompréhensible et inacceptable, à savoir que les peuples sont esclaves parce qu’ils le veulent bien.

         L’originalité de La Boétie réside dans cette lucidité qui ne transforme pas les opprimés en pauvres victimes du méchant tyran. Il ne s’apitoie pas de manière manichéenne opposant les bons et le méchant. Et l’apostrophe initiale pose d’emblée l’aveuglement des opprimés comme la cause première de leur malheur: « Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien! » Cependant, La Boétie n’est pas insensible à la souffrance du peuple et la tonalité est bien pathétique lorsqu’il évoque la dure condition faite au peuple dépossédé de ses biens et de ses enfants. Les adjectifs « pauvres et misérables » peuvent être polysémiques et pris au sens propre et figuré dans le contexte. Les reproches qu’il adresse aux opprimés sont aussi accompagnés d’éloges reconnaissant leurs qualités « le plus beau et le plus clair de votre revenu » (l.3), leur vaillance « si courageusement à la guerre » (l.12-13). On perçoit la gradation des malheurs du peuple tyrannisé dépossédé d’abord de ses biens puis de ses enfants: « vos fruits… vos maisons… » (l.28-29) puis « vos filles, … vos enfants » (l. 30-31). La Boétie offre donc une image pathétique des opprimés. Mais c’est pour les exhorter à se libérer et à ne plus subir, ni soutenir le tyran. Enfin, la comparaison avec « les bêtes » (l.38) achève cette peinture d’hommes ravalés au rang inférieur d’animaux, ayant perdu le statut d’homme. La Boétie nous pousse à nous interroger lucidement: sommes-nous encore des humains si nous sommes privé de la liberté?

 

 

          Pour conclure et répondre à la question posée initialement, nous dirons que La Boétie s’adresse directement aux peuples tyrannisés pour les exhorter à se libérer de leurs chaînes: « Soyez décidés à ne plus servir, et vous voilà libres. » La Boétie s’attaque violemment non seulement aux tyrans mais surtout aux tyrannisés. Le discours s’adresse au peuple asservi (destinataire premier) dont La Boétie déplore l’esclavage et non au tyran (destinataire second). Ce sont les peuples « insensés » qui sont visés en premier. L’idée développée est forte et originale: le souverain tire son pouvoir non de sa puissance mais de celle que veut bien lui concéder le peuple, ses sujets: c’est un colosse aux pieds d’argile! 

La réflexion est moderne et nous rappelle que le pouvoir est moins imposé que consenti. Cependant, sans grande illusion, La Boétie se reproche son manque de sagesse un peu plus loin (p.17) « je ne fais pas preuve de sagesse de vouloir prêcher en ceci le peuple qui depuis longtemps a perdu toute connaissance …» Sommes-nous donc condamnés à la servitude?

 



19/01/2019
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