Texte 3: Ce qu'en pensent les Indiens
Lecture analytique 3
Problématique : Comment Montaigne transforme une anecdote en une réflexion et remise en cause de réalités établies en France?
1) Montaigne raconte un souvenir authentique
A) Un témoignage sur le vif. Au début du texte, on trouve exposées les circonstances d’un épisode ancré dans le réel: les personnages « trois d’entre eux » (l.1), le lieu « à Rouen » (l.9), le temps « du temps qu’y résidait le feu roi Charles IX » (l. 10). Le roi Charles IX « leur parla longtemps », il a alors 12 ans (1562). C’est l’action principale: le dialogue entre le roi et les trois indiens. Montaigne insiste sur l’aspect vérifiable de cette anecdote, il l’a vécue et la raconte ainsi qu’un témoin. Il y a un effet de réel pour le premier paragraphe mais l’enchâssement du dialogue avec les Indiens, dans le deuxième paragraphe, la polyphonie qui en résulte fait glisser le texte ensuite vers l’apologue.
B) Un témoin bienveillant mais inquiet. Montaigne ne décrit pas les Indiens, refuse le pittoresque mais s’intéresse essentiellement à leur parole qu’il rapporte. Leur pensée, c’est un accès direct aux Indiens, plus intéressant pour lui que leur apparence extérieure. Il ne rapporte pas les paroles du roi mais focalise notre attention sur les Indiens. Il les présente avec bienveillance « à leur repos et à leur bonheur » (l.2), « la douceur de leur ciel » (l.8), supposant a priori (cf « comme je présuppose » l.5) qu’ils sont bienheureux dans leurs contrées lointaines.. Et l’on sent l’inquiétude et le pessimisme de Montaigne pour le sort des Indiens: c’est le sens de la longue apposition de la ligne 1 à 8 « ignorant…, bien misérables… le nôtre,».
C) Un souci de vérité, un témoin fiable. Montaigne s’efface dans le deuxième paragraphe lorsqu’il reproduit les pensées des Indiens. Dans le premier paragraphe en revanche, la première personne est sujet d’un verbe modalisateur comme à la ligne 5 « je présuppose » ou aux lignes 15 et 16 « j’ai perdu la troisième -et en suis bien désolé-, mais j’en ai encore deux en mémoire ». L’aveu de l’oubli est un gage de vérité. Le caractère direct du témoignage, situé et daté, ainsi que la loyauté du chroniqueur inspirent confiance.
(Bilan et transition) Nous avons donc dans ce texte une anecdote racontée avec le plus d’honnêteté possible mais aussi avec le regard bienveillant du témoin sur les Indiens alors que le regard porté sur les Européens par les Indiens ne sera guère valorisant. On passera du verbe « voir » (l. 8 et 11) à apercevoir ( l. 27) « s’étaient aperçus ». On constate qu’ il y a une prise de conscience, une révélation.
2) Montaigne remet ainsi en cause la société française
Par le biais des Indiens, Montaigne critique l’exercice du pouvoir royal et l’organisation d’une société inégalitaire
A) La critique du pouvoir royal
Grâce au détour du regard des Indiens et de leur étonnement naïf ( ils sont « ignorant(s) » (l.1) et s’étonnent de ce qu’ils voient « fort étrange » (l.19)), Montaigne interroge la source du pouvoir: « que tant de grands hommes…se soumissent à obéïr à un enfant. » (l.19-23). La périphrase « de grands hommes » est élucidée tout de suite mais elle souligne que la hiérarchie qui n’est pas fondée sur l’âge ou la force apparaît incompréhensible aux Indiens. Les parenthèses aux lignes 21, 22, témoignent de l’ironie de Montaigne qui emprunte le regard des Indiens mais précise, pour le lecteur, la méprise des Indiens « (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde ) ». Le pronom indéfini « on » (l.23) apparaît, de plus, comme un indice d’ironie car la justification du pouvoir royal disparaît derrière ce pronom indéfini. Les deux passages entre parenthèses montrent enfin le souci didactique de Montaigne qui veut expliquer et se faire bien comprendre de ses lecteurs. Ainsi, le regard de l’autre permet d’interroger la légitimité d’un pouvoir confié à un enfant mais ce regard va servir aussi la dénonciation d’inégalités patentes en Europe.
B) La critique de l’organisation sociale inégalitaire.
Montaigne articule fortement et distinctement les deux attaques grâce aux connecteurs « en premier lieu » (l.18) et « secondement » (l.24). Cela valorise le discours de l’Indien qui organise sa réponse. Montaigne explique cette réponse dans la 2è parenthèse avec le recours au langage des Indiens: « (ils ont une figure de langage qui leur permet de nommer certains hommes des « moitiés » )» Cette métaphore indienne renforce la critique en soulignant la fraternité, la solidarité, l’égalité entre les humains: « des hommes » (l.28), « leurs moitiés » (l.29) et « ces moitiés » (l.31). Or la situation est foncièrement inégalitaire; c’est ce que révèlent les séries antithétiques « des hommes pleins, gorgés de toutes sortes de commodités » opposés aux « moitiés » qui mendient (l.30), sont « décharnées de faim et de pauvreté », « nécessiteuses » (l.32). Le regard étonné des Indiens est répété ligne 19 « ils trouvaient … fort étrange » et ligne 31 « ils trouvaient étrange que » , un étonnement devant ce qu’ils qualifient «d’injustice» (l. 33) et qui justifierait des actes de violence « prissent … à la gorge ou ne missent le feu » (l. 33,34). C’est le sens de la justice des Indiens qui fait apparaître les inégalités comme intolérables. La critique de la société française inégalitaire est claire avec même un appel à la rébellion. Mais les Français peuvent l’entendre car c’est un « sauvage » qui s’exprime. En effet, sous le voile de son ignorance et de sa naïveté, sa liberté de parole est possible car c’est un étranger. Cette critique est indirecte, c’est le propre de l’apologue. De plus l’anecdote est plaisante si l’on considère l’ironie de la situation. « On leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville » (l.11) et on leur avait demandé « ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable » (l.14). Or leur réponse est cinglante, ils ne sont pas aveuglés par la splendeur et « admirable » sera traduit dans le langage des Indiens par « étrange » (l.19). L’Indien reformule la question et se désintéresse de l’aspect matériel ou pittoresque de la visite. C’est lui qui nous donne une leçon politique et sociale!
Conclusion
Le mouvement du texte qui va de la chronique d’un événement, le voyage de trois Indiens en France, à l’observation des Français par les étrangers permet un jeu de regard propice à la remise en question et au glissement vers l’apologue. Montaigne regarde les Européens qui regardent les Indiens qui regardent les Européens. Le lecteur est invité à écouter les Indiens et à être observé par eux. Le plus important ici n’est peut-être pas l’intérêt satirique ou polémique du texte mais bien l’invitation de Montaigne à changer de point de vue pour se faire une opinion. En effet, Montaigne nous invite à une véritable réflexion enrichie par l’apport de l’altérité.
Comme dans L’ingénu de Voltaire ou les Lettres Persanes de Montesquieu au XVIIIè s., le regard décalé de l’étranger aide à démasquer la société, à dévoiler ses défauts, à la critiquer.