Texte 1 Le barbare et le sauvage
Problématique générale: Altérité européenne: regarder l’autre, est-ce me découvrir moi?
LECTURE ANALYTIQUE 1
Extrait 1: Page 20, « Or je trouve …. le dernier »
Introduction: (Contexte, Situer l’auteur et l’oeuvre) L’extrait que nous allons commenter est tiré du chapitre 31 du premier livre des Essais de Montaigne qu’il commence à écrire lorsqu’il se retire dans ses terres en 1570 et qu’il publie en 1580. Comme il l’annonce dans sa préface, il sera lui même la matière de son livre; il livre ses réflexions, des anecdotes et procède par « sauts et gambades ». Au début de l’essai 31 sur les « Cannibales », on s’aperçoit que Montaigne tire ses informations d’une expédition qui eut lieu au Brésil en 1557-58 sous la direction de Villegagnon. Ce voyage donnera lieu à deux récits (André Thévet, Les Singularités de la France Antarctique, 1563 et Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, 1578). Avec son habituelle liberté d’esprit, Montaigne commente ce que lui inspirent ces récits de voyageurs. Or, à la fin du XVIè siècle, le monde reste encore partiellement inconnu et la rencontre avec d’autres hommes aux moeurs différentes suscite des interrogations, en particulier la question de savoir s’il s’agit « d’hommes comme nous », c’est-à-dire comme les Européens.
(Présenter l’extrait) Dans ce passage et de manière très novatrice, en son siècle, Montaigne va défendre le sauvage, en proposant une réflexion, devenue célèbre, sur les notions de barbarie et de sauvagerie.
(Lire l’extrait avec expressivité)
(Reprendre la question posée par le jury, la reformuler comme problématique et fil conducteur de l’analyse proposée)
Problématique: Comment Montaigne rend-il sa défense du sauvage convaincante?
Montaigne nous convainc en procédant avec méthode et en s’appuyant sur une démonstration.
- Il remet en cause le sens habituel donné aux termes « barbare » et « sauvage »
- Dénonciation d’un point de vue autocentré
- Montaigne se fonde sur une analyse lexicale du sens des mots, en particulier du mot « sauvage ». Il formule sa thèse dès le début de notre extrait, exprimant un jugement avec le verbe « je trouve » (l.1), à la première personne. Il réfute l’emploi des mots « barbare » et « sauvage » pour qualifier les Amérindiens. En effet, il s’oppose à l’usage commun de ces mots qui signifient pour la plupart de nous: « cruel » ou encore « grossier, sans raffinement ».
- Or, ce sens découle d’un point de vue ethnocentrique qu’il dénonce à la ligne 5 « ce qui n’est pas de son usage », et aux lignes 7,8 « l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous sommes. » Le substantif « usage » est répété avec le déterminant possessif « son » une première fois puis le complément du nom « du pays où nous sommes », pour souligner la source subjective et autocentrée de nos jugements. Dans ce raisonnement, Montaigne oppose subtilement « vérité » et « raison » (l. 6, 7), deux notions fortes, absolues, qu’il oppose à « opinions » et « exemple », deux termes qui désignent, au contraire, des éléments ponctuels et précis.
- Enfin, Montaigne se moque du jugement européen lorsqu’il emploie la répétition qui révèle un procédé ironique « la religion parfaite, la police parfaite, l’usage parfait » (l. 9,10) pour dénoncer la subjectivité de nos jugements et nos prétentions à imposer notre modèle, supposé parfait, aux autres.
B) Puis Montaigne inverse la valeur sémantique du mot « sauvage »
- Pour cela, Montaigne recourt à un argument par analogie comme le montre le connecteur « de même que » (l.11) → 1ère définition: est sauvage, ce qui est à l’état de nature, ce qui n’a pas été modifié par l ‘action de l’homme , ligne 11,12.
- redéfinition ensuite avec inversion du caractère péjoratif: la nature est valorisée, l’artifice est dévalorisé. Le vocabulaire péjoratif « altérés », « détournés de l’ordre commun » (l.14,15)… témoigne du regard négatif, de la condamnation du travail humain.
- De plus, le modalisateur de certitude « à la vérité » (l.13) affirme avec force sa thèse. Et la précaution « à ce qu’on m’en a rapporté » (l.3), par référence à la source, (ie le récit des voyageurs), prouve son honnêteté intellectuelle, sa démarche rationnelle. L’énonciateur inspire confiance.
- Enfin, Montaigne propose une nouvelle définition au conditionnel « que nous devrions plutôt» (l.16) appeler sauvage. En inversant la valeur dépréciative du mot, Montaigne propose ainsi un autre emploi de « sauvage ».
Ce serait donc une faute de qualifier les Indiens de sauvages ou de barbares car ces termes sont péjoratifs; les Indiens sont simplement « naturels ». Mais cette argumentation lexicale veut prouver surtout que cette erreur provient d’une mauvaise perception des choses due à la déformation d’un point de vue ethnocentré qui a oublié la prééminence de la nature.
2) C’est pourquoi Montaigne développe un éloge de la nature, supérieure à la culture
A) La nature est abîmée par la civilisation→ blâme de la culture
- Selon Montaigne la culture, c’est-à-dire la civilisation aurait un effet négatif sur la nature. Or ce point de vue est original à la Renaissance car il va à l‘encontre des valeurs humanistes des Européens qui considèrent alors largement que la civilisation est ce qu’il y a de meilleur. Montaigne dénonce la corruption, la détérioration qu’exerce la culture, les hommes, sur la nature. Exemple des fruits, argument par analogie, : relever le lexique péjoratif « altérés » 14, « détournés » 15, « abâtardie » 20, « accommodées », 21, « corrompue » 22.
- De plus, la condamnation est morale: cf notion de pureté // honte, l. 31, « nos entreprises vaines et frivoles » l.32
- Et la nature, par opposition, est, elle, qualifiée extrêmement positivement: allégorie « grande et puissante mère nature » + adj possessif « notre » l. 26, valeur affective et généralisante. En défendant la nature, Montaigne se livre à un éloge du sauvage.
B) L’éloge du naturel: la défense du sauvage
- A l’inverse de la culture, tout ce qui est naturel est qualifié positivement par Montaigne: relever les termes mélioratifs, noms et adjectifs appréciatifs: « délicatesse », « excellente », « beauté », « richesse », « pureté reluit », « plus grande », « plus belle »; l’allitérations en v, « vives, vigoureuses, vrais » … Montaigne n’affecte que des valeurs positives à la nature. Puis il recourt aux Anciens pour confirmer son point de vue.
- Supériorité des Anciens pour les hommes de la Renaissance: cf l. 33 à 36, citation latine de Properce (donnée sans référence directe à son auteur et traduite en français dans notre édition modernisée de Montaigne), elle fonctionne comme un argument d’autorité + la citation de Platon rapportée par Montaigne, l. 41 « dit Platon ». Ces deux citations donnent à la pensée de Montaigne une caution de poids au XVIème siècle où l’Antiquité et les auteurs grecs et latins font autorité.
Conclusion:
(Synthétiser et répondre à la question) Ce texte veut donc démontrer que les Amérindiens ne sont pas des sauvages mais que ce sont les Européens qui devraient être qualifiés ainsi. Montaigne rend son argumentation convaincante (reprendre les mots clés de la question) en développant une démonstration rigoureuse, fondée sur l’analyse lexicale, en s’appuyant sur l’idée que la nature est supérieure à la culture et en appliquant l’analogie: comme les fruits sauvages délicieux, les Indiens sont meilleurs que nous car non « abâtardis ».
(Ouvrir la réflexion) A travers la défense de ceux qu’on appelle « sauvages », n’est-ce pas aussi une critique du modèle humaniste qui semble faite ici?
(2ème ouverture possible) Malgré la subtilité de sa rhétorique, l’argumentation de Montaigne n’est pas sans failles car elle repose sur le postulat, (non démontré donc), de la supériorité des productions de la nature sur les actions humaines.